Le lobby du sucre

By on octobre 16, 2014

Les autorités sanitaires françaises dénoncent à juste titre le poids du sucre ajouté dans l’alimentation moderne, mais ça n’a pas toujours été le cas. Explications.

Une vieille histoire ?

L’Anses estime que les sucres ajoutés seraient trop nombreux dans nos assiettes et qu’ils minent notre santé. On a l’impression que les autorités sanitaires ont toujours mis en garde contre la consommation de sucre, mais ce n’est pas le cas. Cet avis de l’Anses (ex-Afssa) ne date que d’octobre 2004. Et avant ?  Avant, les mêmes experts qui aujourd’hui accusent les sucres simples de ruiner notre santé, ne disaient pas vraiment la même chose. Dans le livre consacré en 2001 aux « Apports nutritionnels conseillés » pour la population française, un document censé servir de référence aux médecins français pour guider leurs patients, ils écrivent :

  • Sur le risque de surpoids : « Les différences de densité énergétique entre les glucides [sucres] et les lipides donnent aux premiers un avantage potentiel dans la régulation énergétique et le contrôle du poids.» En d’autres termes, non seulement les glucides ne font pas grossir, mais ils seraient presque bons pour la ligne.
  • Sur le risque de diabète : « Le rôle diabétogène des glucides et notamment du saccharose [le sucre blanc] est une croyance populaire très répandue mais ne reposant sur aucune base scientifique. » Dans Santé, mensonges et propagande, nous avons montré avec Isabelle Robard comment les experts de l’Afssa étaient parvenus à cette conclusion : en « oubliant » des dizaines d’études expérimentales et en « volatilisant » 140 000 participants à des études épidémiologiques qui montraient précisément le contraire.

Pour arriver à ces conclusions qui nous paraissent aujourd’hui surréalistes, les experts de l’Afssa en revanche s’étaient largement appuyés sur les conclusions du livre financé par l’industrie du sucre et de la confiserie dont je parle un peu plus loin. Ils en tiraient par exemple la conviction que, pour prévenir les caries, « aucune recommandation particulière concernant la consommation de glucides ne se justifie si des règles d’hygiène buccodentaire et alimentaire sont respectées. »

Nutritionnistes respectables

Il faut savoir qu’à l’époque, des nutritionnistes respectables et respectés, comme le Dr Jean-Michel Lecerf (Institut Pasteur de Lille) n’estimaient pas vraiment nécessaire de limiter les apports en sucre. Dans un article publié en juin 2001 par les Cahiers de nutrition et diététique, le Dr Lecerf défendait ce point de vue, fustigeant notamment la mauvaise réputation du « saccharose diabolisé à l’origine de la saccharophobie avec la notion classique, mais totalement dépassée, de sucre rapide, mauvais aliment : il n’y a pas de mauvais aliment en nutrition. »

En février 1999, dans le n° 624 de Sciences et Avenir, j’avais exposé, études à l’appui, les risques potentiels liés à la surconsommation de sucres ajoutés : caries, diabète, obésité et cancers du côlon. Après la publication de cet article, quelle levée de boucliers ! Les organisations professionnelles avaient appelé Sciences et Avenir pour protester contre un dossier « irresponsable ». Un professeur de nutrition renommé, dont par charité je tairai le nom, m’avait adressé une lettre de 6 pages m’expliquant aimablement il est vrai à quel point je me mettais le doigt dans la sucrière en faisant un procès aux sucres. Il y avait dans sa lettre, que je relis à cet instant, quelques considérations intéressantes. Mais aussi des choses d’une candeur désarmante.

Sur les effets du sucre sur le cancer du côlon, ce brave professeur m’invitait à lire une revue des études parues sur le sujet, écrite par un certain V. J. Burley lequel aurait conclu que « les preuves sont insuffisantes pour conclure que le sucre a un rôle dans les cancers quels qu’en soit le site. » Intrigué, je me souviens avoir filé illico à la bibliothèque de la faculté de médecine, à l’Odéon, pour me procurer cette étude. C’est ainsi que j’ai découvert qu’elle avait été commandée et financée par… le lobby du sucre.

Dans son courrier, ce professeur de nutrition réfutait aussi l’hypothèse d’un lien entre sucres et diabète, que j’avais évoquée (et qui d’ailleurs n’a cessé de se renforcer). Pour cela, il s’abritait un peu naïvement derrière les conclusions d’un symposium financé par l’industrie du sucre en 1974. Il tirait en définitive sa légitimité et ses arguments d’un énorme livre de 850 pages dont il est l’auteur, et qui avait tant inspiré les experts de l’ex-Afssa dans leur défense du sucre en 2001.

Ce livre, qui explore les relations entre sucres et santé se veut une synthèse objective des données scientifiques, et il y réussit par endroit. Mais pour l’essentiel, cet ouvrage nie maladroitement la responsabilité des sucres dans les grandes maladies chroniques : l’obésité, le diabète (sauf éventuellement chez des personnes « prédisposées », un concept totalement invérifiable) et le cancer. Des conclusions tellement favorables aux produits sucrés que le livre est gracieusement offert par le CEDUS, le lobby des producteurs de sucre, aux journalistes qui veulent écrire un article. Des versions plus digestes, de 10 à 40 pages sont également disponibles auprès de la Chambre syndicale de la confiserie. Il se trouve en fait que la Chambre syndicale de la confiserie a financé l’édition de ce gros plaidoyer pour les produits sucrés, conjointement avec la Chambre syndicale nationale de la chocolaterie.

La semaine du goût ou le Téléthon des poêles à frire

Le CEDUS et la Collective du sucre sont aussi à l’origine de la « Semaine du goût », un titre qui a son petit air officiel, genre la Journée du patrimoine, et qui est d’ailleurs parrainé par le ministère de l’Agriculture et le ministère de l’Education nationale. Au point que Radio France, radio de service public, diffuse des annonces publicitaires sur son antenne pour en assurer la promotion et accessoirement celle du lobby sucrier, les messages dirigeant l’auditeur vers le site legout.com lequel ne fait pas mystère de son objectif de nous faire avaler plus de sucre. Allons, je ne veux pas dire du mal de la « Semaine du goût » même si ce Téléthon des poêles à frire qui précipite la moitié des communes dans une agitation frénétique et désordonnée est avant tout une grosse affaire publicitaire.

Dans le cadre de « la semaine du goût », mais aussi avant et après, c’est-à-dire toute l’année, le CEDUS met à la disposition des « animateurs, instituteurs, responsables de centres de loisirs (…) des fiches pédagogiques pour [les] guider dans l’animation de [leurs] ateliers. Celles-ci ont pour objectif d’orienter les modules grâce à un contenu varié et ludique. Ces fiches [sont] déclinées en 2 tranches d’âges afin de toucher petits ( de la maternelle au CE1) et grands (du CE2 au CM2). » Qu’aborde-t-on dans ces « fiches pédagogiques » ? Rien que du passionnant, et bien sûr du sucré : qu’est-ce qui fait durcir la confiture, comment fabriquer de la crème chantilly, le sucre contre le gel, le monde des douceurs, le temps du goûter, etc…

Le CEDUS est également le partenaire d’une manifestation intéressante, « Sucres en corps » (appréciez le jeu de mots subliminal), une exposition itinérante présentée d’abord au Palais de la Découverte et organisée par la très sérieuse Fondation pour la recherche médicale. Je me suis un jour rendu au Palais de la Découverte pour en apprendre plus sur « Sucres en corps ». Je n’ai pas été déçu. Je suis sorti de cette visite avec le sentiment que mon café n’était décidément pas assez sucré. J’ai appelé la Fondation pour la recherche médicale pour en savoir plus. Extrait de la conversation, rapportée dans Santé, mensonges et propagande :
- Pourquoi avoir organisé cette exposition très favorable aux produits sucrés ?
- Parce qu’il nous semblait important de rétablir la vérité sur les sucres et les produits sucrés.
- Quelle vérité ?
- Que, contrairement à ce que le public croit, les sucres ne sont ni responsables ni du diabète, ni de l’obésité.
- Ah bon. Cela a dû plaire au CEDUS ?
- Ils ont trouvé l’initiative intéressante et participent au financement. Ils ont aussi mis à notre disposition un médecin nutritionniste qui a participé au Conseil scientifique de l’exposition.

L’industrie du sucre a aussi porté en 1976 sur les fonds baptismaux l’Institut Benjamin Delessert, un organisme qui soutient selon sa profession de foi la recherche en nutrition, distribue des prix à des chercheurs et organise une journée annuelle. Comme le révélait un article du Point, cet Institut a longtemps été animé par le Pr Arnaud Basdevant un nutritionniste à qui a été confié en 2010 le pilotage du plan anti-obésité. Il rassemble aujourd’hui des acteurs du monde de la nutrition dont beaucoup sont à la fois proches de l’industrie agro-alimentaire et « experts » auprès du Programme national nutrition santé.

Les experts français restent au milieu du gué

Cette promiscuité entre industrie et autorités sanitaires explique-t-elle le retard avec lequel l’ex-Afssa a pris la mesure du problème posé par la consommation d’aliments sucrés ? Permet-elle de comprendre pourquoi l’ex-Afssa s’est arrêtée au milieu du gué ?

Dans son rapport sur les glucides de 2004 qui met en garde contre la consommation de sucre, l’ex-Afssa soutient l’idée que l’index glycémique (IG), qui permet de classer les glucides selon leurs effets sur le sucre sanguin (et la santé) est une notion qui n’a pas fait la preuve de son intérêt (et que les Français seraient de toute façon incapables de comprendre !). En réalité, l’index glycémique est un critère infiniment plus sensible pour le consommateur que ne l’est la distinction entre « glucides simples » et glucides complexes » que le rapport de l’ex-Afssa nous a bizarrement sorti de la naphtaline. En Australie, sur la base du volontariat, les aliments affichent leur index glycémique sur l’étiquette. C’est (avec l’affichage de la densité calorique), l’une des mesures qu’avec M° Isabelle Robard nous avions officiellement demandé le 7 octobre 2004 lors d’un colloque organisé à l’Assemblée nationale. Auquel assistait le directeur de l’Afssa à l’époque, un certain Martin Hirsch.

Finalement, ni Martin Hirsch, ni les experts de l’ex-Afssa n’ont voulu de notre proposition. Indiquer l’IG des aliments transformés, des viennoiseries, des gâteaux, des bonbons, des barres chocolatées, des corn flakes sur leur emballage, c’est un peu comme leur appliquer dès leur apparition sur les rayons une date de péremption du jour même. Quelle maman prendrait le risque d’acheter régulièrement à ses enfants autant de missiles pour le pancréas et de visas pour les bourrelets ? En Australie, 71% des consommateurs n’utilisent-ils pas l’IG comme guide pour sélectionner leurs aliments ? L’étiquetage de l’IG, ce serait notamment un drame pour l’industrie céréalière qui entretenait en 2004 des liens affectueux avec 19 des 29 experts du CS Nutrition de l’Afssa.

Thierry Souccar – Mardi 14 Octobre 2014

Posted in: Uncategorized

Comments

Be the first to comment.

Leave a Reply

*



Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>